Le récit par Don Bosco, dans les Mémoires de l’Oratoire, du rêve qu’il fit à l’âge de neuf ans constitue l’un des textes les plus importants de la tradition salésienne. Il a accompagné de manière vitale la transmission du charisme, en devenant l’un de ses symboles les plus efficaces et l’une de ses synthèses les plus éloquentes. C’est pourquoi le texte atteint le lecteur qui se reconnaît dans cette tradition spirituelle avec les caractéristiques d’une page “sacrée”, qui revendique une autorité charismatique peu commune et exerce une énergie performative constante, touchant les affections, poussant à l’action et générant l’identité. En effet, les éléments constitutifs de la vocation salésienne y sont à la fois fixés avec autorité, comme un testament à transmettre aux générations futures, et ramenés, à travers l’expérience mystérieuse du rêve, à leur origine transcendante. Comme dans les grandes pages bibliques, le mouvement vers l’accomplissement et la référence à l’Origine sont inséparables dans le récit.
En effet, dans sa réception par les héritiers, le récit a suscité une grande histoire par les effets qu’il a produits, générant une véritable communitas de lecteurs, qui se sont identifiés à son message. Innombrables sont les hommes et les femmes, consacrés et laïcs, qui y ont trouvé une inspiration pour le discernement de leur vocation personnelle et pour la mise en œuvre de leur service éducatif et pastoral. L’ampleur de cette histoire des effets enseigne d’emblée à qui veut analyser le texte combien est délicate l’opération herméneutique qu’il va entreprendre. Étudier ce rêve signifie non seulement enquêter sur un évènement qui s’est produit il y a environ deux cents ans dans la vie d’un garçon, mais intervenir de manière critique sur un vecteur spirituel, sur un symbole d’identification, sur une histoire qui, pour le monde salésien, a le poids d’un “mythe fondateur”. Un récit ne peut acquérir une telle force génératrice sans qu’il y ait une raison profonde, et le chercheur ne peut que s’interroger pour en saisir la nature.
L’histoire des effets du rêve, en revanche, concerne en premier lieu l’expérience du fondateur lui-même, avant même ses héritiers spirituels. Don Bosco raconte que, depuis la nuit où il s’est produit, le rêve est resté “profondément imprimé dans son esprit pendant toute sa vie”, 42 d’autant plus qu’il “s’est renouvelé à d’autres moments de façon beaucoup plus claire”, 43 lui suggérant l’orientation de son existence et le guidant dans l’accomplissement de sa mission. Dans les Mémoires de l’Oratoire, il évoque d’ailleurs l’état d’esprit qui l’avait saisi lorsque, devenu prêtre et revenu au village en la solennité de la Fête-Dieu pour y célébrer une de ses premières messes, il s’était rendu dans le hameau où il était né :
Lorsque je fus près de chez moi et que j’ai vu l’emplacement du rêve que j’avais fait lorsque j’avais environ neuf ans, je n’ai pas pu retenir mes larmes et dire : Que les desseins de la Divine Providence sont merveilleux ! Dieu a vraiment pris un pauvre enfant de la terre pour le placer avec les chefs de son peuple.44
En 1858, lorsqu’il se rendit à Rome pour discuter de la fondation de la Congrégation et que Pie IX “se fit raconter minutieusement toutes les choses qui n’avaient même que l’apparence du surnaturel”, Don Bosco exposa le rêve au Pape et reçut l’ordre de “l’écrire dans son sens littéral et minutieux et de le laisser comme encouragement aux fils de la Congrégation”. 45 Un épisode bien documenté de la vieillesse du saint confirme que cette expérience nocturne est restée un point de référence essentiel tout au long de la vie de Don Bosco. 46 Don Bosco se trouvait à Rome pour la consécration solennelle de l’église du Sacré-Cœur, dont il avait pris en charge la construction à la demande de Léon XIII. Le matin du 16 mai 1887, il alla célébrer à l’autel de Marie Auxiliatrice, mais au cours de la célébration, il dut s’arrêter plusieurs fois, pris d’une émotion intense qui l’empêchait même de parler. Lorsqu’il retourna à la sacristie et retrouva son calme habituel, Don Viglietti, qui l’avait assisté pendant la messe, interrogea le vieux prêtre sur la raison de ces larmes et il répondit: “J’avais […] devant les yeux la scène que j’avais vue en rêve au sujet de la Congrégation lorsque j’avais dix ans, et j’ai si bien vu et entendu mes frères et ma mère discuter et m’interroger sur le rêve que j’avais fait”. 47 Don Bosco, alors à la fin de sa vie, saisissait enfin dans toute sa signification le message qui lui avait été communiqué dans le rêve comme une parole ouverte sur l’avenir : “En son temps, tu comprendras tout”. Racontant cet épisode, Lemoyne note: “soixante-deux ans de travail acharné, de sacrifices et de luttes s’étaient écoulés depuis ce jour et un éclair soudain lui avait révélé, dans la construction de l’église du Sacré-Cœur à Rome, le couronnement de la mission mystérieusement esquissée au début de sa vie”.48
Quelle que soit la manière dont on comprend les tenants et aboutissants de cette expérience onirique de l’enfance et les détails de sa narration, on peut être pleinement d’accord avec ce que dit Stella sur l’importance qu’elle a eue dans la conscience de Don Bosco :
Ce rêve des neuf ans n’a pas été pour Don Bosco un rêve comme tant d’autres qu’il a certainement eus dans son enfance. Outre les problèmes qui lui sont liés, c’est-à-dire à son souvenir, aux textes qui nous l’ont transmis ; outre la question désormais insoluble du moment où il s’est réellement produit, et celles des circonstances qui l’ont éventuellement provoqué et ont immédiatement fourni les suggestions fantastiques ; outre tout cela, il est clair que Don Bosco en a été profondément affecté ; il apparaît qu’il a dû le ressentir comme une communication divine, comme quelque chose – il le dit lui-même – qui avait l’apparence (les signes et les garanties) du surnaturel. Pour lui, ce fut comme un nouveau caractère divin indélébilement imprimé dans sa vie. 49
Le rêve de ses neuf ans, en somme, “a conditionné toute la manière de vivre et de penser de Don Bosco. Et en particulier, la manière de sentir la présence de Dieu dans la vie de chacun et dans l’histoire du monde”.50
Un commentaire sur les thèmes de théologie spirituelle présents dans le rêve des neuf ans pourrait avoir des développements si vastes qu’il inclurait un traité complet de “salésianité”. Lu, en effet, à partir de l’histoire de ses effets, le rêve ouvre d’innombrables pistes pour approfondir les traits pédagogiques et apostoliques qui ont caractérisé la vie de saint Jean Bosco et l’expérience charismatique qui en est issue. La nature de notre enquête et sa place dans un projet de recherche plus large nous imposent cependant de nous limiter à quelques éléments, en nous concentrant sur les thèmes principaux et en suggérant des pistes pour approfondir notre compréhension. Nous avons donc choisi de concentrer notre attention sur cinq pistes de réflexion spirituelle qui concernent respectivement (1) la mission oratorienne, (2) l’appel à l’impossible, (3) le mystère du Nom, (4) la médiation maternelle et, enfin, (5) la force de la douceur.
Le rêve des neuf ans est peuplé de jeunes garçons. Ils sont présents de la première à la dernière scène et sont les bénéficiaires de tout ce qui arrive. Leur présence est caractérisée par la gaieté et le jeu, typiques de leur âge, mais aussi par le désordre et les comportements négatifs. Les enfants ne sont donc pas, dans le rêve des neuf ans, l’image romantique d’un âge enchanté, épargné par les maux du monde, et ils ne correspondent pas non plus au mythe post-moderne de la condition juvénile comme la saison de l’action spontanée et de l’éternelle disponibilité au changement, qui devrait être conservée dans une adolescence éternelle. Les garçons du rêve sont extraordinairement “réels”, aussi bien lorsqu’ils apparaissent avec leur physionomie que lorsqu’ils sont représentés symboliquement sous la forme d’animaux. Ils jouent et se chamaillent, s’amusent en riant et s’abîment en jurant, comme dans la réalité. Ils n’apparaissent ni innocents, comme l’imagine une pédagogie spontanéiste, ni capables de s’instruire eux-mêmes, comme le pensait Rousseau. Dès leur apparition, dans une “cour très spacieuse” qui préfigure les grandes cours des futurs oratoires salésiens, ils invoquent la présence et l’action de quelqu’un. Le geste impulsif du rêveur n’est cependant pas la bonne intervention, la présence d’un Autre est nécessaire.
À la vision des enfants est liée l’apparition de la figure christologique, comme nous pouvons désormais l’appeler ouvertement. Celui qui a dit dans l’Évangile : “Laissez venir à moi les enfants” (Mc 10,14), vient indiquer au rêveur l’art d’approcher et d’accompagner les enfants. Il apparaît majestueux, viril, fort, avec des traits qui mettent clairement en évidence son caractère divin et transcendant ; sa façon d’agir est marquée par l’assurance et la puissance et manifeste une pleine seigneurie sur les choses qui arrivent. L’homme vénérable, cependant, n’inspire pas la peur, mais apporte la paix là où régnaient la confusion et l’agitation ; il manifeste une compréhension bienveillante à l’égard de Jean et l’oriente sur le chemin de la douceur et de la charité.
La réciprocité entre ces figures – les garçons d’une part et le Seigneur (rejoint plus tard par la Mère) d’autre part – définit les contours du rêve. Les émotions que Jean ressent dans l’expérience onirique, les questions qu’il pose, la tâche qu’il est appelé à accomplir, l’avenir qui s’ouvre devant lui sont totalement liés à la dialectique entre ces deux pôles. Le message le plus important que lui transmet le rêve, celui qu’il a probablement compris en premier parce qu’il est resté dans son imagination, avant même de le comprendre de manière réflexive, est sans doute que ces figures se réfèrent l’une à l’autre et qu’il ne pourra plus les dissocier jusqu’à la fin de sa vie. La rencontre entre la vulnérabilité des jeunes et la puissance du Seigneur, entre leur besoin de salut et son offre de grâce, entre leur désir de joie et son don de la vie doit désormais devenir le centre de ses pensées, l’espace de son identité. La partition de sa vie sera entièrement écrite dans la tonalité que lui donne ce thème générateur : la moduler dans toutes ses potentialités harmoniques sera sa mission, dans laquelle il devra verser tous ses dons de nature et de grâce.
Le dynamisme de la vie de Jean apparaît donc dans le songe-vision comme un mouvement continu, une sorte de va-et-vient spirituel, entre les garçons et le Seigneur. À partir du groupe de garçons au milieu desquels il s’est jeté impétueusement, Jean doit se laisser attirer vers le Seigneur qui l’appelle par son nom, puis repartir de Celui qui l’envoie pour aller se mettre, dans un tout autre style, à la tête de ses camarades. Même s’il reçoit en rêve des coups de poing si forts qu’il en ressent encore la douleur à son réveil, et qu’il entend des paroles de l’homme vénérable qui le laissent sans voix, son va-et-vient n’est pas une agitation sans lendemain, mais un parcours qui le transforme peu à peu et qui apporte aux jeunes une énergie de vie et d’amour.
Le fait que tout cela se déroule dans une cour est très significatif et a une valeur proleptique évidente, puisque la cour de l’oratoire deviendra le lieu privilégié de la mission de Don Bosco, et le symbole exemplaire. Toute la scène se déroule dans cet environnement à la fois vaste (cour très spacieuse) et familier (proche de la maison). Le fait que la vision vocationnelle n’ait pas pour toile de fond un lieu sacré ou un espace céleste, mais l’environnement dans lequel les garçons vivent et jouent, indique clairement que l’initiative divine assume leur monde comme lieu de rencontre. La mission confiée à Jean, même si elle est clairement orientée dans un sens catéchétique et religieux (“les instruire sur la laideur du péché et la beauté de la vertu”), a pour habitat l’univers de l’éducation. L’association de la figure christologique à l’espace de la cour et à la dynamique du jeu, qu’un garçon de neuf ans ne peut certainement pas avoir “construit”, constitue une transgression de l’imaginaire religieux habituel, dont la force d’inspiration est égale à la profondeur du mystère. En effet, elle synthétise à elle seule toute la dynamique du mystère de l’incarnation, par lequel le Fils prend notre forme pour nous offrir la sienne, et souligne qu’il n’y a rien d’humain qui doive être sacrifié pour faire place à Dieu.
La cour parle donc de la proximité de la grâce divine par rapport au “sentir” des jeunes : pour l’accueillir, il n’est pas nécessaire de sortir de son âge, de négliger ses besoins, de forcer ses rythmes. Lorsque Don Bosco, devenu adulte, écrit dans son Giovane provveduto qu’une des ruses du diable est de faire croire aux jeunes que la sainteté est incompatible avec leur envie de gaieté et avec la fraîcheur exubérante de leur vitalité, il ne fait que restituer sous une forme adulte la leçon entrevue dans son rêve et qui est devenue ensuite un élément central de son magistère spirituel. En même temps, la cour parle de la nécessité de comprendre l’éducation à partir de son noyau le plus profond, qui concerne l’attitude du cœur envers Dieu. C’est là, enseigne le rêve, que se trouve non seulement l’espace d’une ouverture originelle à la grâce, mais aussi l’abîme de la résistance, dans lequel se cachent la laideur du mal et la violence du péché. C’est pourquoi l’horizon éducatif du rêve est franchement religieux, et pas seulement philanthropique, et met en scène la symbolique de la conversion, et pas seulement celui du développement personnel.
Dans la cour du rêve, remplie d’enfants et habitée par le Seigneur, se révèle donc à Jean ce que sera la future dynamique pédagogique et spirituelle des cours oratoriennes.
Alors que pour les garçons, le rêve se termine par une célébration, pour Jean il se termine dans la consternation et même dans les larmes. C’est un résultat qui ne peut que surprendre. On a coutume de penser, en effet, avec une certaine simplification, que les visites de Dieu sont exclusivement porteuses de joie et de consolation. Il est donc paradoxal que pour un apôtre de la joie, pour celui qui, en tant que séminariste, fondera la “société de la joie” et qui, en tant que prêtre, enseignera à ses garçons que la sainteté consiste à “être très joyeux”, la scène de la vocation se termine par des pleurs.
Cela peut certainement indiquer que la joie dont il est question n’est pas un pur loisir et une simple insouciance, mais une résonance intérieure à la beauté de la grâce. En tant que telle, elle ne peut être atteinte qu’à travers des combats spirituels exigeants, dont Jean Bosco devra largement payer le prix au profit de ses garçons. Il revivra ainsi sur lui-même cet échange de rôles enraciné dans le mystère pascal de Jésus et prolongé dans la condition des apôtres : “nous, insensés à cause du Christ, vous, sages dans le Christ ; nous, faibles, vous, forts ; vous, honorés, nous, méprisés” (1 Co 4,10), mais pour autant “collaborateurs de votre joie” (2 Co 1,24).
Quant au trouble sur lequel le rêve se termine, il rappelle surtout le vertige que ressentent les grands personnages bibliques face à la vocation divine qui se manifeste dans leur vie, en l’orientant dans une direction tout à fait imprévisible et déconcertante. L’Évangile de Luc affirme que même la Vierge Marie, aux paroles de l’ange, a ressenti un profond trouble intérieur (“à ces mots, elle fut très troublée” (Lc 1,29). Isaïe s’était senti perdu devant la manifestation de la sainteté de Dieu dans le temple (Is 6), Amos avait comparé au rugissement d’un lion (Am 3,8) la puissance de la Parole divine par laquelle il avait été saisi, tandis que Paul allait expérimenter sur le chemin de Damas le bouleversement existentiel que représente la rencontre avec le Ressuscité. Bien que témoins de la fascination d’une rencontre avec Dieu qui séduit à jamais, au moment de l’appel les hommes de la Bible semblent hésiter craintivement devant quelque chose qui les dépasse, plutôt que se lancer à corps perdu dans l’aventure de la mission.
Le trouble que Jean éprouve dans le rêve semble relever d’une expérience similaire. Il naît du caractère paradoxal de la mission qui lui est confiée, qu’il n’hésite pas à qualifier d’“impossible” (“Qui êtes-vous pour m’ordonner une chose impossible ?”). L’adjectif pourrait paraître “exagéré”, comme le sont parfois les réactions des enfants, notamment lorsqu’ils expriment un sentiment d’inadéquation face à une tâche difficile. Mais cet élément de psychologie infantile ne suffit pas à éclairer le contenu du dialogue onirique et la profondeur de l’expérience spirituelle qu’il communique. D’autant plus que Jean a vraiment l’étoffe d’un leader et une excellente mémoire, ce qui lui permettra, dans les mois qui suivent le rêve, de commencer immédiatement à faire un peu d’oratoire, à amuser ses amis avec des jeux d’acrobates et à leur répéter intégralement le sermon du prêtre de la paroisse. C’est pourquoi, dans les paroles par lesquelles il déclare sans ambages qu’il est “incapable de parler de religion” à ses camarades, il est bon d’entendre l’écho lointain de l’objection de Jérémie à la vocation divine : “Je ne sais pas parler, parce que je suis jeune” (Jr 1,6).
Ce n’est pas au niveau des aptitudes naturelles que se joue ici la demande de l’impossible, mais plutôt au niveau de ce qui peut entrer dans l’horizon du réel, de ce qu’on peut attendre à partir de sa propre image du monde, de ce qui relève des limites de l’expérience. Au-delà de cette frontière s’ouvre la région de l’impossible, qui est pourtant, bibliquement, l’espace de l’action de Dieu. Il est “impossible” qu’Abraham ait un fils d’une femme stérile et âgée comme Sarah ; “impossible” que la Vierge conçoive et donne au monde le Fils de Dieu fait homme ; “impossible” apparaît le salut aux disciples, s’il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux. Et pourtant, Abraham s’entend dire : “Y a-t-il quelque chose d’impossible pour le Seigneur” (Gn 18,14) ; l’ange dit à Marie que “rien n’est impossible à Dieu” (Lc 1,37) ; et Jésus répond aux disciples incrédules que “ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu” (Lc 18,27).
Le lieu suprême où se pose la question théologique de l’impossible est le moment décisif de l’histoire du salut, à savoir le drame pascal, dans lequel la frontière de l’impossible à surmonter est en même temps l’abîme ténébreux du mal et de la mort. En effet, comment est-il possible de vaincre la mort ? N’est-elle pas elle-même l’emblème péremptoire de l’impossibilité, la limite infranchissable de toute possibilité humaine, la puissance qui domine le monde, dont elle désigne l’échec ? Et la mort de Jésus ne scelle-t-elle pas irrévocablement cette limite ? “Par cette mort, plus qu’avec toute autre, la mort triomphe comme fin de toute possibilité, puisqu’avec la mort du Saint, c’est la mise à mort de la possibilité de tout et de tous”.51 Pourtant, c’est dans le sein même de cette impossibilité suprême que Dieu a fait naître la nouveauté absolue. En ressuscitant le Fils fait homme dans la puissance de l’Esprit, il a radicalement bouleversé ce que nous appelons le monde du possible, en brisant la limite dans laquelle nous enfermons notre attente de la réalité. Puisque même l’impuissance de la croix ne peut empêcher le don du Fils, l’impossible de la mort est surmonté par l’inédit de la vie ressuscitée, qui donne naissance à la création définitive et fait toutes choses nouvelles. Désormais et “une fois pour toutes”, ce n’est plus la vie qui est soumise à la mort, mais la mort à la vie.
C’est dans cet espace généré par la résurrection que l’impossible devient réalité effective, c’est dans cet espace que l’homme vénérable du rêve, resplendissant de la lumière pascale, demande à Jean de rendre possible l’impossible. Et il le fait avec une formule surprenante :
“Puisque ces choses te semblent impossibles, tu dois les rendre possibles par l’obéissance”.
Ces mots ressemblent à ceux par lesquels les parents exhortent leurs enfants, lorsqu’ils sont réticents, à faire quelque chose qu’ils ne se sentent pas capables de faire ou qu’ils n’ont pas envie de faire. “Obéis et tu verras que tu réussiras”, disent alors la maman et le papa : la psychologie du monde infantile est parfaitement respectée. Mais ce sont aussi, et bien plus encore, les mots par lesquels le Fils révèle le secret de l’impossible, un secret qui est tout entier caché dans son obéissance. L’homme vénérable qui commande une chose impossible sait par son expérience humaine que l’impossibilité est le lieu où le Père agit avec son Esprit, à condition qu’on lui ouvre la porte par l’obéissance.
Jean reste bien sûr troublé et stupéfait, mais c’est l’attitude que l’homme expérimente face à l’impossible pascal, face au miracle des miracles, dont tout autre événement salvifique est le signe. Après une analyse perspicace de la phénoménologie de l’impossible, J.L. Marion affirme : “Au matin de Pâques, seul le Christ peut encore dire Je : de sorte que, devant lui, tout Je transcendantal doit se reconnaître comme […] un moi interrogé, parce que déconcerté”.52 La Pâque fait que ce qui est le plus réel dans l’histoire soit quelque chose que le “Je” incrédule considère a priori comme impossible. L’impossible de Dieu, pour être reconnu dans sa réalité, exige un changement d’horizon, qui s’appelle la foi.
Il n’est donc pas surprenant que, dans le rêve, la dialectique du possible-impossible se mêle à l’autre dialectique, celle de la clarté et de l’obscurité. Elle caractérise tout d’abord l’image même du Seigneur, dont le visage est si lumineux que Jean ne peut le regarder. Sur ce visage brille en effet une lumière divine qui, paradoxalement, produit de l’obscurité. Il y a ensuite les paroles de l’homme et de la femme qui, tout en expliquant clairement ce que Jean doit faire, le laissent confus et effrayé. Enfin, il y a une illustration symbolique, à travers la métamorphose des animaux, qui conduit cependant à une incompréhension encore plus grande. Jean ne peut que demander des éclaircissements ultérieurs : “Je le suppliai de bien vouloir parler pour que je comprenne, car je ne savais pas ce qu’il voulait dire”, mais la réponse qu’il reçoit de la dame à l’allure majestueuse repousse encore le moment de la compréhension : “En temps voulu, tu comprendras tout”.
Cela signifie certainement que ce n’est qu’à travers l’exécution de ce qui est déjà saisissable dans le rêve, c’est-à-dire à travers l’obéissance possible, que s’ouvrira plus largement l’espace pour clarifier son message. Il ne s’agit pas, en effet, d’une simple idée à expliquer, mais d’une parole performative, d’une locution efficace qui, précisément en réalisant son pouvoir opératoire, manifeste son sens le plus profond.
Cette dialectique de la lumière et de l’obscurité et la forme pratique d’accès à la vérité qui lui correspond sont les éléments qui caractérisent la structure théologique de l’acte de foi. Croire, en effet, c’est marcher dans une nuée lumineuse, qui montre à l’homme le chemin à parcourir mais qui, en même temps, le prive de la possibilité de la dominer du regard. Marcher dans la foi, c’est marcher comme Abraham qui “partit sans savoir où il allait” (He 11,8) ; non pas cependant dans le sens qu’il partit à l’aventure, se déplaçant au hasard, mais dans le sens où il partit dans l’obéissance “pour un lieu qu’il devait recevoir en héritage”. Il ne pouvait pas connaître à l’avance la terre qui lui était promise, parce que sa disponibilité et remise de soi intérieures contribuaient réellement à la faire exister en tant que telle, en tant que terre de rencontre et d’alliance avec Dieu, et non pas seulement en tant qu’espace géographique à atteindre de manière matérielle. Les paroles de Marie à Jean – “en temps voulu, tu comprendras tout” – ne sont donc pas seulement un encouragement maternel bienveillant, comme celui que les mères donnent à leurs enfants lorsqu’elles ne peuvent pas leur expliquer mieux les choses, mais elles contiennent vraiment la lumière la plus grande qui puisse être offerte à ceux qui doivent marcher dans la foi.
Parvenus à ce point de notre réflexion, nous sommes mieux à même d’interpréter un autre élément important de l’expérience onirique. Il s’agit du fait qu’au centre de la double tension entre le possible et l’impossible, entre le connu et l’inconnu, et aussi, matériellement, au centre du récit du rêve, se trouve le thème du mystérieux Nom de l’homme vénérable. Le dialogue dense de la section III est en effet entrelacé de questions qui réitèrent le même thème : “Qui êtes-vous pour me commander l’impossible ?” ; “Qui êtes-vous pour parler ainsi?” ; et enfin : “Ma mère me dit de ne pas fréquenter ceux que je ne connais pas, sans sa permission ; dites-moi donc votre nom”. L’homme vénérable dit à Jean de demander le Nom à sa mère, mais en réalité celle-ci ne le lui dira pas. Le mystère reste entier jusqu’à la fin.
Nous avons déjà mentionné, dans la partie consacrée à la reconstitution du contexte biblique du rêve, que le thème du Nom est étroitement lié à l’épisode de la vocation de Moïse au buisson ardent (Ex 3). Cette page constitue l’un des textes centraux de la révélation vétérotestamentaire et jette les bases de toute la pensée religieuse d’Israël. André LaCoque a proposé de l’appeler la “révélation des révélations”, car elle constitue le principe d’unité de la structure narrative et prescriptive qui qualifie la narration de l’Exode, cellule-mère de toute l’Écriture. 53 Il est important de noter comment le texte biblique articule en étroite unité la condition d’esclavage du peuple en Égypte, la vocation de Moïse et la révélation théophanique. La révélation du Nom de Dieu à Moïse ne se produit pas comme la transmission d’une information à connaître ou d’une donnée à acquérir, mais comme la manifestation d’une présence personnelle, qui entend susciter une relation stable et générer un processus de libération. En ce sens, la révélation du Nom divin est orientée en direction de l’alliance et de la mission. 54 “Le Nom est à la fois théophanique et performatif, puisque ceux qui le reçoivent ne sont pas simplement introduits dans le secret divin, mais sont les destinataires d’un acte de salut”.55
Le Nom, en effet, à la différence du concept, ne désigne pas seulement une essence à penser, mais une altérité à laquelle se référer, une présence à invoquer, un sujet qui se propose comme le véritable interlocuteur de l’existence. Tout en impliquant la proclamation d’une richesse ontologique incomparable, celle de l’Être, qui ne peut jamais être définie de manière adéquate, le fait que Dieu se révèle comme un “Je” indique que seule une relation personnelle avec Lui permettra d’accéder à son identité, au Mystère de l’Être qu’Il est. La révélation du Nom personnel est donc un acte de parole qui interpelle le destinataire, lui demandant de se situer par rapport à Celui qui parle. Ce n’est qu’ainsi qu’il est possible d’en saisir le sens. Une telle révélation se pose d’ailleurs explicitement comme fondement de la mission libératrice que Moïse doit accomplir : “Je-suis m’a envoyé vers vous” (Ex 3,14). En se présentant comme un Dieu personnel, et non comme un Dieu lié à un territoire, et comme le Dieu de la promesse, et non seulement comme le seigneur de la répétition immuable, Yahvé pourra soutenir le chemin du peuple, sa marche vers la liberté. Il a donc un Nom qui se fait connaître dans la mesure où il suscite une alliance et bouscule l’histoire.
Cependant, ce Nom ne sera pleinement révélé qu’en Jésus. La prière dite sacerdotale de Jésus, que nous lisons en Jn 17, identifie la révélation du Nom de Dieu comme le cœur de la mission christologique (v. 6, 11, 12, 26). Dans cette page, comme l’affirme Ratzinger,
“Le Christ lui-même nous apparaît presque comme le buisson ardent, d’où le nom de Dieu jaillit sur les hommes”.56
En lui, Dieu devient pleinement invocable, car en Lui, il est entré pleinement en coexistence avec nous, en habitant notre histoire et en la conduisant à son exode définitif. Le paradoxe ici est que le Nom divin révélé par Jésus coïncide avec le Mystère même de sa personne. En effet, Jésus peut s’attribuer le Nom divin – “Je suis” – révélé à Moïse dans le buisson. Le Nom divin se révèle ainsi dans son inimaginable profondeur trinitaire, dont seul l’événement pascal manifestera le Mystère dans sa plénitude. En effet, par son obéissance jusqu’à la mort sur la croix, Jésus est exalté dans la gloire et reçoit un Nom qui est au-dessus de tout autre nom, afin que tout genou fléchisse devant Lui, au ciel, sur la terre et sous la terre. Ce n’est donc qu’au nom de Jésus qu’il y a salut, car dans son histoire, Dieu a pleinement accompli la révélation de son propre mystère trinitaire.
“Dites-moi votre nom” : cette demande de Jean ne peut recevoir une réponse simplement à travers une formule, un nom compris comme une étiquette extérieure de la personne. Pour connaître le Nom de celui qui parle dans le rêve, il ne suffit pas de recevoir une information, mais il faut se positionner face à son acte de parole. C’est-à-dire qu’il faut entrer dans cette relation d’intimité et d’abandon, que les Évangiles décrivent comme le fait de “demeurer” auprès de Lui. C’est pourquoi, lorsque les premiers disciples interrogent Jésus sur son identité – “Maître, où habites-tu ?” ou littéralement “où demeures-tu ?” –, il répond : “Venez et voyez” (Jn 1,38s.). Ce n’est qu’en “demeurant” avec lui, en habitant dans son mystère, en entrant dans sa relation avec le Père, que l’on peut vraiment savoir Qui il est.
Le fait que le personnage du rêve ne réponde pas à Jean par une appellation, comme nous le ferions en présentant ce qui est écrit sur notre carte d’identité, indique que son Nom ne peut être connu comme une désignation purement extérieure, mais qu’il ne montre sa vérité que lorsqu’il scelle une expérience d’alliance et de mission. Jean connaîtra donc ce même Nom en traversant la dialectique du possible et de l’impossible, de la clarté et de l’obscurité ; il le connaîtra en accomplissant la mission oratorienne qui lui a été confiée. Il le connaîtra donc en Le portant en lui, dans une aventure vécue comme une histoire habitée par lui. Cagliero témoignera un jour au sujet de Don Bosco en disant que sa façon d’aimer était “très tendre, grande, forte, mais toute spirituelle, pure, vraiment chaste”, au point de “donner une idée parfaite de l’amour que le Sauveur portait aux enfants”. 57 Cela indique que le Nom de l’homme vénérable, dont le visage était si lumineux qu’il aveuglait le rêveur, est réellement entré comme un sceau dans la vie de Don Bosco. Il en a eu l’experientia cordis à travers le chemin de la foi à la suite du Christ. C’est la seule réponse qu’on puisse donner à la question du rêve.
Dans l’incertitude sur Celui qui l’envoie, le seul point solide auquel Jean peut se raccrocher dans le rêve est la référence à une mère, voire à deux : celle de l’homme vénérable et la sienne. Les réponses à ses questions, en effet, sont les suivantes :
“Je suis le fils de celle que ta mère t’a appris à saluer trois fois par jour” et ensuite “mon nom, demande-le à Ma Mère”.
Le fait que le lieu de l’explication possible soit marial et maternel mérite sans aucun doute une réflexion. Marie est le lieu où l’humanité réalise la plus grande correspondance avec la lumière qui vient de Dieu et l’espace créaturel dans lequel Dieu a livré au monde son Verbe fait chair. Il est également révélateur qu’au réveil à la suite du rêve, la personne qui en comprend le mieux le sens et la portée est la mère de Jean, Marguerite. À des niveaux différents, mais selon une réelle analogie, la Mère du Seigneur et la mère de Jean représentent le visage féminin de l’Église, qui se montre capable d’intuition spirituelle et constitue le sein dans lequel les grandes missions sont portées et mises au monde.
Il n’est donc pas étonnant que les deux mères soient juxtaposées l’une à l’autre et précisément au moment où il s’agit d’aller au fond de la question que le rêve présente, à savoir la connaissance de Celui qui confie à Jean la mission de toute une vie. Comme pour la cour près de la maison, comme pour la mère, dans l’intuition onirique, les espaces de l’expérience la plus familière et la plus quotidienne s’ouvrent et montrent dans leurs plis une profondeur insondable. Les gestes communs de la prière, la salutation angélique qui était habituelle trois fois par jour dans chaque famille, apparaissent soudain pour ce qu’ils sont : un dialogue avec le Mystère. Jean découvre ainsi qu’à l’école de sa mère, il a déjà établi un lien avec la Femme majestueuse qui peut tout lui expliquer. Il existe donc déjà une sorte de canal féminin qui permet de surmonter la distance apparente entre “l’enfant pauvre et ignorant” et l’homme “noblement vêtu”. Cette médiation féminine, mariale et maternelle accompagnera Jean tout au long de sa vie et développera en lui une disposition particulière à vénérer la Vierge sous le titre d’Auxiliatrice des chrétiens, en devenant son apôtre pour ses garçons et pour toute l’Église.
La première aide que lui offre la Madone est celle dont un enfant a naturellement besoin : celle d’une maîtresse. Ce qu’elle doit lui enseigner, c’est une discipline qui rend vraiment sage, sans laquelle “toute sagesse devient folie”.
C’est la discipline de la foi, qui consiste à faire crédit à Dieu et à obéir même devant l’impossible et l’obscur. Marie la transmet comme l’expression la plus haute de la liberté et comme la source la plus riche de fécondité spirituelle et éducative. Porter en soi l’impossible de Dieu et marcher dans l’obscurité de la foi est en effet l’art dans lequel la Vierge excelle plus que toute créature.
Elle en a fait un apprentissage ardu dans sa peregrinatio fidei, souvent marquée par l’obscurité et l’incompréhension. Il suffit de penser à l’épisode de la découverte de Jésus, âgé de douze ans, dans le Temple (Lc 2, 41-50). À la question de sa mère : “Mon fils, pourquoi nous as-tu fait cela ? Voici que ton père et moi, nous te cherchions, angoissés”, Jésus répond de manière surprenante : “Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas que je dois m’occuper des affaires de mon Père ?” Et l’évangéliste note : “Mais ils ne comprirent pas ce qu’il leur avait dit”. Marie a probablement encore moins compris que sa maternité, annoncée solennellement d’en haut, lui soit pour ainsi dire enlevée pour devenir l’héritage commun de la communauté des disciples : “Celui qui fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là est pour moi frère, sœur et mère” (Mt 12,50). Puis, au pied de la croix, quand l’obscurité se fit sur toute la terre, le Fiat prononcé au moment de l’appel prit les contours d’un renoncement extrême, d’une séparation d’avec le Fils à la place duquel elle devait accueillir des fils pécheurs pour lesquels elle devait se laisser transpercer par le glaive.
Ainsi, lorsque la dame majestueuse du rêve commence sa tâche de maîtresse et, posant sa main sur la tête de Jean, lui dit : “En temps voulu, tu comprendras tout”, elle puise ces paroles dans les entrailles spirituelles de la foi qui, au pied de la croix, a fait d’elle la mère de chaque disciple. Jean devra rester toute sa vie sous sa discipline : jeune homme, séminariste, prêtre. D’une manière particulière, il devra y rester quand sa mission prendra des contours qu’il ne pouvait pas imaginer au moment de son rêve, c’est-à-dire quand il devra devenir au cœur de l’Église le fondateur de familles religieuses destinées à la jeunesse de tous les continents. Alors Jean, devenu Don Bosco, comprendra lui aussi le sens profond du geste par lequel l’homme vénérable lui a donné sa mère comme “maîtresse”.
Lorsqu’un jeune homme entre dans une famille religieuse, il trouve pour l’accueillir un maître de noviciat, à qui il est confié pour l’introduire dans l’esprit de l’Ordre et l’aider à l’assimiler. Lorsqu’il s’agit d’un Fondateur, qui doit recevoir de l’Esprit Saint la lumière originelle du charisme, le Seigneur dispose que ce soit sa propre mère, Vierge de la Pentecôte et modèle immaculé de l’Eglise, qui soit sa maîtresse. En effet, elle seule, la “pleine de grâce”, comprend tous les charismes de l’intérieur, comme une personne qui connaît toutes les langues et les parle comme s’il s’agissait de la sienne.
En effet, la femme du rêve sait lui indiquer de manière précise et appropriée les richesses du charisme oratorien. Elle n’ajoute rien aux paroles du Fils, mais les illustre par la scène des animaux sauvages devenus des agneaux apprivoisés et par l’indication des qualités que Jean devra développer pour mener à bien sa mission : “humble, fort, robuste”. Dans ces trois adjectifs, qui désignent la vigueur de l’esprit (humilité), du caractère (force) et du corps (robustesse), il y a beaucoup de concret. Ce sont des conseils que l’on donnerait à un jeune novice qui a une longue expérience de l’oratoire et qui sait ce qu’exige le “champ” dans lequel on doit “travailler”. La tradition spirituelle salésienne a soigneusement gardé les mots de ce rêve qui se réfèrent à Marie. Les Constitutions salésiennes y font clairement allusion lorsqu’elles affirment : “La Vierge Marie a indiqué à Don Bosco son champ d’action parmi les jeunes”, 58 ou rappellent que “guidé par Marie qui fut sa Maîtresse, Don Bosco vécut dans sa rencontre avec les jeunes du premier oratoire une expérience spirituelle et éducative qu’il appela le Système Préventif”.59
Don Bosco a reconnu à Marie un rôle décisif dans son système éducatif, voyant dans sa maternité la plus haute inspiration de ce que signifie “prévenir”.
Le fait que Marie soit intervenue dès le premier moment de sa vocation charismatique, qu’elle ait joué un rôle si central dans ce rêve, fera comprendre pour toujours à Don Bosco qu’elle appartient aux racines du charisme et que là où ce rôle d’inspiratrice n’est pas reconnu, le charisme n’est pas compris dans son authenticité. Donnée comme Maîtresse à Jean dans ce rêve, elle devra l’être aussi pour tous ceux qui partagent sa vocation et sa mission. Comme les successeurs de Don Bosco ne se sont jamais lassés de l’affirmer, “la vocation salésienne est inexplicable, tant dans sa naissance que dans son développement, et toujours, sans l’aide maternelle et ininterrompue de Marie”. 60
“Ce n’est pas avec des coups mais par la douceur et la charité que tu devras gagner ces amis” : ces paroles sont sans doute l’expression la plus connue du rêve des neuf ans, celle qui en résume en quelque sorte le message et en transmet l’inspiration. Ce sont aussi les premières paroles que l’homme vénérable adresse à Jean, interrompant ses efforts violents pour mettre fin aux désordres et aux blasphèmes de ses camarades. Il ne s’agit pas seulement d’une formule qui transmet une sentence sapientielle toujours valable, mais d’une expression qui précise le mode d’exécution d’un ordre (“il m’ordonna de me mettre à la tête de ces enfants en ajoutant ces mots”) grâce auquel, comme nous l’avons dit, le mouvement intentionnel de la conscience du rêveur est réorienté. La fougue des coups doit devenir l’élan de la charité, l’énergie désordonnée d’une intervention répressive doit céder la place à la douceur.
Le terme “douceur” prend ici tout son poids, ce qui est d’autant plus frappant que l’adjectif correspondant sera utilisé à la fin du rêve pour décrire les agneaux qui festoient autour du Seigneur et de Marie. La juxtaposition suggère une observation qui ne semble pas dénuée de pertinence : pour que ceux qui étaient des animaux féroces deviennent des agneaux “doux”, il faut que leur éducateur devienne d’abord doux lui-même. Tous deux, quoiqu’à partir de points différents, doivent subir une métamorphose pour entrer dans l’orbite christologique de la douceur et de la charité. Pour un groupe de garçons turbulents et querelleurs, il est facile de comprendre ce que ce changement exige. Pour un éducateur, c’est peut-être moins évident. L’éducateur, en effet, se place déjà du côté du bien, des valeurs positives, de l’ordre et de la discipline : quel changement peut-on exiger de lui ?
Ici surgit un thème qui aura un développement décisif dans la vie de Don Bosco, avant tout au niveau du style d’action et, dans une certaine mesure, également au niveau de la réflexion théorique. Il s’agit de l’orientation qui conduit Don Bosco à exclure catégoriquement un système éducatif basé sur la répression et les châtiments, pour choisir avec conviction une méthode entièrement basée sur la charité et que Don Bosco appellera le “système préventif”. Au-delà des différentes implications pédagogiques qui dérivent de ce choix, pour lesquelles nous renvoyons à la riche bibliographie spécifique, il est intéressant ici de mettre en évidence la théologie spirituelle qui sous-tend cette orientation, dont les paroles du rêve constituent en quelque sorte l’intuition et le déclenchement.
En se plaçant du côté du bien et de la “loi”, l’éducateur peut être tenté d’inscrire son action auprès des enfants dans une logique qui vise à faire régner l’ordre et la discipline essentiellement à travers des règles et des normes. Pourtant, même la loi porte en elle une ambiguïté qui la rend insuffisante pour guider la liberté, non seulement à cause des limites que toute règle humaine porte en elle, mais à cause d’une limite qui est en fin de compte d’ordre théologique. Toute la réflexion paulinienne est une grande méditation sur ce thème, puisque Paul avait perçu dans son expérience personnelle que la loi ne l’avait pas empêché d’être “un blasphémateur, un persécuteur et un violent” (1 Tm 1,13). La Loi elle-même, donnée par Dieu, enseigne l’Écriture, ne suffit pas à sauver l’homme s’il n’y a pas un autre Principe personnel qui l’intègre et l’intériorise dans le cœur humain. Paul Beauchamp résume avec bonheur cette dynamique lorsqu’il déclare : “La Loi est précédée d’un Tu es aimé et suivie d’un Tu aimeras. Tu es aimé est le fondement de la Loi, et Tu aimeras est son dépassement”. 61 Sans ce fondement et ce dépassement, la loi porte en elle les signes d’une violence qui révèle son incapacité à générer ce bien qu’elle enjoint pourtant d’accomplir. Pour revenir à la scène du rêve, les coups de poing et de bâton que Jean donne au nom du sacro-saint commandement de Dieu, qui interdit le blasphème, révèlent l’insuffisance et l’ambiguïté de tout élan moralisateur qui n’est pas intérieurement réformé par le haut.
Il est donc également nécessaire que Jean, et ceux qui apprendront de lui la spiritualité préventive, se convertissent à une logique éducative sans précédent, qui va au-delà du régime de la loi. Une telle logique n’est rendue possible que par l’Esprit du Ressuscité, répandu dans nos cœurs. Seul l’Esprit, en effet, permet de passer d’une justice formelle et extérieure (que ce soit celle, classique, de la “discipline” et de la “bonne conduite” ou celle, moderne, des “procédures” et des “objectifs atteints”) à une véritable sainteté intérieure, qui accomplit le bien parce qu’elle est attirée et gagnée par elle de l’intérieur. Don Bosco montrera qu’il en était bien conscient lorsque, dans son écrit sur le Système préventif, il déclarera franchement qu’il est entièrement basé sur les paroles de Saint Paul : “Charitas benigna est, patiens est ; omnia suffert, omnia sperat, omnia sustinet”.
Seule la charité théologale, qui nous fait participer à la vie de Dieu, est capable d’imprimer à l’œuvre éducative le trait qui en réalise l’originale qualité évangélique. Ce n’est pas pour rien que le Nouveau Testament reconnaît dans la douceur et l’amabilité les traits distinctifs de la “sagesse d’en haut” : elle est “avant tout pure, puis pacifique, douce, conciliante, pleine de miséricorde et de bons fruits, impartiale et sincère” (Jc 3,17). C’est pourquoi, pour ceux qui la pratiquent, en faisant œuvre de paix, “un fruit de justice est semé dans la paix” (Jc 3,18). La “douceur”, ou en langage salésien “l’amorevolezza” (amour bienveillant), qui caractérise une telle sagesse, est le signe distinctif d’un cœur qui a vécu une véritable transformation pascale, en se laissant dépouiller de toute forme de violence.
“Pas avec des coups” : la force de cet impératif initial, auquel nous sommes peut-être trop habitués pour en saisir le caractère d’injonction, se présente comme un écho des paroles les plus fortes de l’Évangile : “Mais je vous dis de ne pas vous opposer aux méchants” (Mt 5,39) ou “Remets ton épée dans le fourreau” (Mt 26,52 ; cf. Jn 18,11). Il renvoie à l’un des traits qui qualifient la nouveauté inédite de l’événement chrétien, à savoir que l’absolu de sa revendication de vérité s’exprime uniquement sous la forme de l’agapè, c’est-à-dire du don de soi pour la vie de l’autre. À partir des premiers mots du rêve, nous nous trouvons donc au cœur même de la révélation chrétienne, où il est question du Visage authentique de Dieu et de la conversion qu’il implique. Le “style” de l’éducation chrétienne, sa capacité à générer des pratiques et des attitudes réellement enracinées dans l’événement christologique, se joue précisément sur la correspondance avec ce Visage.
La grammaire religieuse, à elle seule, n’est pas capable de l’honorer. L’aventure de Jésus montre clairement que même à l’intérieur de cette grammaire, avec ses codes et ses rites, ses règles et ses institutions, peut s’enraciner quelque chose qui ne vient pas de Dieu, qui lui résiste et s’y oppose. L’événement christologique vient précisément faire éclater ces contradictions internes dans la pratique du sacré que les fils d’Adam transmettent à leurs enfants, en l’adaptant à leurs standards de justice et de punition, prêts, au nom de la Loi, à lapider la femme adultère et à crucifier le Saint de Dieu.
Face à cette conception déformée de la religion, Jésus est venu inaugurer un autre Royaume, dont il est le Seigneur et dont l’entrée messianique à Jérusalem révèle emblématiquement la logique. Entrant dans la Ville Sainte sur le dos d’un âne, Jésus se présente comme le roi-messie qui ne conquiert pas les hommes avec les armes et les armées, mais seulement avec la force douce de la vérité et de l’amour. Le don de sa vie, qu’il accomplira dans la cité de David, est la seule voie par laquelle le Royaume de Dieu peut venir dans le monde. Sa douceur en tant qu’Agneau pascal est la seule force avec laquelle le Père veut gagner nos cœurs, en montrant la fiabilité du lien et la justice de la correspondance.
“Ce n’est pas par des coups, mais par la douceur que tu gagneras ces amis”. Lire ces paroles sur la toile de fond de la révélation évangélique, c’est reconnaître qu’elles livrent à Jean un mouvement intérieur qui, dans sa pureté authentique, ne peut surgir que du Cœur du Christ.62 “Non pas avec des coups, mais par la douceur” est la traduction pédagogique du style “très personnel” de Jésus.
Certes, “gagner” les jeunes de cette manière est une tâche très exigeante. Elle implique de ne pas céder à la froideur d’une éducation fondée uniquement sur des règles, ni à la fausse bonté d’une proposition qui renonce à dénoncer la “laideur du péché” et à présenter la “beauté de la vertu”. Conquérir pour le bien en montrant simplement la force de la vérité et de l’amour, témoignée par le dévouement “jusqu’au dernier souffle”, est la figure d’une méthode éducative qui est en même temps une véritable spiritualité.
Il n’est pas étonnant que Jean, dans le rêve, résiste à entrer dans ce mouvement et demande à bien comprendre qui est Celui qui l’imprime. Mais quand il aura compris, faisant de ce message d’abord une institution oratorienne et ensuite une famille religieuse, il pensera que raconter le rêve dans lequel il a appris cette leçon sera la plus belle façon de partager avec ses fils la signification la plus authentique de son expérience. C’est Dieu qui a tout guidé, c’est Lui qui a imprimé le mouvement initial de ce qui deviendra le charisme salésien.
42 MO 34s.
43 MO 84. Le texte intégral est le suivant : “Entre-temps, la fin de l’année de rhétorique approchait, un moment où les étudiants ont l’habitude de délibérer sur leur vocation. Le rêve de Murialdo s’était toujours imposé à moi ; il s’était même renouvelé d’une manière beaucoup plus claire en d’autres temps, de sorte que, si je voulais y croire, je devais choisir l’état ecclésiastique, auquel je me sentais enclin : mais ne voulant pas croire aux rêves, et ma manière de vivre, certaines habitudes de mon cœur, et le manque absolu des vertus nécessaires à cet état, rendaient cette délibération douteuse et très difficile”.
44 MO 111.
45 MO 37. La première visite de Don Bosco à Rome eut lieu entre le 21 février et le 14 avril 1858. Il rencontra le Pape à plusieurs reprises, les 9, 21 (ou 23) mars et 6 avril. Selon Lemoyne, c’est lors de la deuxième rencontre (21 mars) que le Pape entendit le récit du rêve et ordonna à Don Bosco de l’écrire. Sur ce voyage, cf. P. Braido, Don Bosco prete dei giovani nel secolo delle libertà, LAS, Roma 2003, I, 378-390.
46 Stella affirme que nous possédons des “preuves solides” de cet événement (P. Stella, Don Bosco nella storia della religiosità cattolica. I. Vita e opere, LAS, Roma 1979, 32).
47 C.M. Viglietti, Cronaca di don Bosco. Prima redazione (1885-1888). Introducción, texto crítico y notas por Pablo Marín Sánchez, LAS, Roma 2009, 207.
48 MB XVIII, 341.
49 P. Stella, Don Bosco nella storia della religiosità cattolica. I. Vita e opere, LAS, Roma 1979, 30.
50 P. Stella, Don Bosco nella storia della religiosità cattolica. I. Vita e opere, LAS, Roma 1979, 31s.
51 J.L. Marion, Nulla è impossibile a Dio, “Communio” n. 107 (1989) 57-73, 62.
52 Ibid., 72.
53 A. LaCocque, La révélation des révélations : Exode 3,14, in P. Ricoeur – A. LaCocque, Penser la Bible, Seuil, Paris 1998, 305.
54 En référence à Ex 3,15, où le Nom divin est joint au singulier humain “tu diras”, A. LaCocque affirme : “Le plus grand des paradoxes est que celui qui a seul le droit de dire “Je”, qui est l’unique ‘ehjeh, a un nom qui comporte une deuxième personne, un ‘tu’“ (A. LaCocque, La révélation des révélations : Exode 3,14, 315).
55 A. Bertuletti, Dio, il mistero dell’unico, 354.
56 J. Ratzinger, Introduzione al cristianesimo. Lezioni sul simbolo apostolico, Queriniana, Brescia 1971, 93.
57 Copia Publica Transumpti Processus Ordinaria, 1146r.
58 Const. art. 8.
59 Const. art. 20.
60 E. Viganò, Maria rinnova la Famiglia Salesiana di don Bosco, ACG 289 (1978) 1-35, 28. Pour une réception critique de la dévotion mariale dans l’histoire des Constitutions salésiennes, cf. A. van Luyn, Maria nel carisma della “Società di San Francesco di Sales”, in Aa.Vv., La Madonna nella “Regola” della Famiglia Salesiana, Roma, LAS, 1987, 15-87.
61 P. Beauchamp, La legge di Dio, Piemme, Casale Monferrato 2000, 116.
62 C’est pourquoi l’article 11 des Constitutions affirme que “l’esprit salésien trouve son modèle et sa source dans le cœur même du Christ, apôtre du Père”, en précisant qu’il se révèle dans l’attitude du “Bon Pasteur qui conquiert par la douceur et le don de soi”.